Histoire Naturelle des Poissons, Vol. 11 - De la famille des Mugiloides
Author
M. Cuvier
Author
M. Valenciennes
text
1836
F. G. Levrault
Paris, Strassbourgh, Bruxelles
book
10.5281/zenodo.11488706
569c8f5f-f9df-4542-9efa-8eaf79fde36d
11488706
Des
Muges
ou Mulets
.
Nous venons d’établir que les muges sont des acanthoptérygıens à ventrales situées Sous Pabdomen, à deux dorsales distınctes et même très-séparées, quı, par leur forme générale et par leurs grandes écailles, ont quelque chose de l'apparence extérıeure de nos cyprıns, surtout de nos chevaines ou meuniers. Leur bouche est petite, fendue en travers au bout du museau et légèrement pliée dans son milieu, 0ù la lèvre inférieure a une protubérance qui répond à une échancrure de la supérieure; leurs dents sont ınfinıment petites et déliées, souvent même à peu près imperceptibles; de chaque coté de leur museau est un sous-orbitaire finement dentelé, sous lequel un maxillaire grêle s'abrite plus ou moins complétement; leurs opercules sont larges et bombés latéralement, parce qu'ils renferment, outre les branchies, un appareil pharyngien assez compliqué, qui ne laisse arriver dans Pœsophage que des matières liquıdes ou déliées, en les faısant passer par une voıe très-contoumée. Leur estomac se termine en une espèce de gésier charnu, qui a quelque rapport avec celui des oiseaux; leurs appendices pyloriques sont en assez petit nombre, maıs leur intestin est long et replié.
Dépourvus d’armes offensives, les muges, malgré la grandeur à laquelle atteignent plusieurs de leurs espèces, ne peuvent attaquer les autres poissons, et même ils n’ont guère pour s'en défendre que les épines de leur première dorsale, trop menues et trop peu nombreuses pour être bien redoutables. Ils ont, au contraire, pour ennemis la plupart des poissons voraces, mais spécialement, d'après M. le prince de Musignagno, le
perca labrax
.
Muge
,
mugeo
,
mu
j
on
, sont leurs noms provençaux les Espagnols prononcent
mugel
; sur le golfe de Gascogne on les nomme
meuille
, d”où l’on a fait sur les côtes de la Manche
mulet
, et en anglais
mullet
.- Toutes ces dénominations rappellent celle de
Mugil‘
, qu’ils portaient en latin, et l'on voit par la comparaison des passages empruntés des Grecs par les Latins, ou réciproquement, qu’en grec on les nommait
xeegeóg
.
i. M. Griffith, dans la traduction anglaise du Règne animal, dit ce nom de
Mugíl
est suppose’ la contraction des deux que mots latins
multum agílís
, afin d'exprimer l'agilìté des mouvemens de ce
Le
célébre et savant philologuc, M. Hase, poisson. j'ai consulté å ce sujet, a eu la bonté de me répondre que que cette étymologie est tirée d’Isldore de Séville, qui dit dans ses
Origines
,
lib
. XII,
cap
. 6, S. 26, p. 597
Mugílí
:
namen babel
,
quod sit mullum agílís
.
Nam uh' Jispositas smserít píscalamm ínsidias
,
confestím retrormm radians
,
ila iransílit rale
, ut
valare vídeos
. Toutefois M. Hase croit cette étymologie aussi fausse pucem que tant dautres imaginées par les grammairiens des temps clas-
Le sens de ces deux expressions se constate~ par tout ce que les anciens rapportent de la frugalité de ces
mugils
ou
Cestreus
, par tout ce qu’ils disent de leur naturel pacıfique, de leur habileté à sauter hors des filets, de Yabondance avec laquelle ils se portent en certaines saisons aux embouchures des fleuves, ou vers les lacs et les étangs qui communiquent avec la mer; car, du reste, on ne trouve ni dans Aristote, nl dans ses successeurs, aucune indication tırée de leur conformation, et qui eût pu les faire reconnaître, sl leur nom n'eı^ıt pas mis sur la voie, et sl ce que l’on saıt de leurs habitudes, ne se fût pas trouve' assez conforme avec ce que les écrivains en racontent.
Les anciens Grecs disunguaient déjà plusieurs espèces de muges. Ans [Z tote 0126 ‘ nomme dans le genre des Cestreus les
chalones
ou
chélones
, les
myxons
, les
céphales
.
siques. Il est plus probable que le mot de
mugíl
est dérivé de
mucus
, dont la racine μΕα (
mucus
), rappelle sans aucun doute lesnoms de
pufm
, de
puEívóç
, donnés aux mugcs par les Grecs. Voyez aussi Schellers, au mot
mugíl
.
l.
Hist
.
amm
., l.
V
, c. u, p. 859 d
Agpgowu
: d`e`:dew 15v
neçgíwv
,
oi
¡dv xaíMwveç, IIoa-eıàrvvoç, nai o'
a-ufgyoç
, wi 'rau -Et d
puífm mmípevaç
,:cal a
nštpaìtoç
. l. VI, c. ı z.
Sign
;...
na
) dv
ııaıAaa-ı
J‘! '
ríveç
zeÃm/
az
, 'raw
neç-gšwv
,:
mi pófwvnr
., etc.
Le
second passage semblc exclure le sargue du genre des Cestreus, 0ù on le croyait placé par une interprétation hasardée du premier.
Dans un autre passage ‘ il présente le
céphale
et le
cestreus
comme deux espèces du même genre, et à quelques lignes de 1à il dit que le
céphale
qui se tient près du rivage, est nommé par quelques-uns
clıelon
, et qu'un autre
céphale
, vivant loin du rivage, ne se nourrit que de son propre mucus, ce qui semble indiquer le
myxon
; aınsı dans ce dernier endroit c’est eeoeziee qui est le nom générıque.
Au contraire, Hicesius, dans Athénée ", fait des
cestreus
, alnsl que des
céphales
, des
chélones
et des
myxzns
, autant d'espèces de
leuczscus
, tandis qu'Euthydemus
y
divise les
cestreus
en
spheneus
, en
dactylus
et en
céphales
3,- et que, selon Polémon, il y en avait que 1’0n nommait
plates
,° variations qui prouvent seulement que dans ces temps-là les nomenclatures populaires nlétaient ni plus régulières ni plus fixes que du nôtre; mais quoıqu°à en juger par 'les nombreux passages d'Aristote 4, 0ù il emploie toujours le mot de nscrrgsôs chaque fois qu'il parle des muges en général, cette dénomination paraisse être celle qui était de son temps l'expression générique, le
céphale
était Yespèce la plus connue, et dest celle dont le nom revıent le plus souvent avec des détails sur les singularités de ses mœurs. Ce nom avait même fini par remplacer entièrement celui de
cestreus1
, et chez les Grecs modernes il est constamment le nom générique.
l. L. VIILc. 2, p. 9ooe.-2.L.VII, 5o6. --3.L.VH, 507.-
4
. Arist.,
De amm
.
lnst
.,_l. IV, c. ı 0, p. 551 a; LV, c. 9, p. 558, d; c. io, p. 859e; c. ıı, p. 859 d; l.Vl, c. 15, p. 871 d, c; c. 17, p. 875 b, c; l. VIII, c. a, p. 900e; c. 15, p. 909 b.
Non-seulement il n'était pas facile de retrouver ces divers muges, mais la grande ressemblance que les espèces de ce genre ont entre elles, rend en général leur distinction un des problèmes les plus difficiles de l'Ichthyologie.
Bélon n'en reconnaissait qu'une espèce, quoique déjà la liste qu'il donne des differences observées par les habitans des bouches du Pô, et des noms par lesquels ils les désignent ', eût pu lui suggérer dautres idées.
i
. Keg-gar)’; a' vÜv 'Ãeyäpevaç ušçemoç, Suidas, 1445-
2.
Grœeum vulgus oep
/zalum
majorem
(
ex
quo botargœ fiunt
) Coclano
vocal
;
Venelí una
cevola -
Padi aceolœ eeplialos grandes
miesine voeant, '
voce ad myxinum aliquantulum accedente
;
Staechadum vulgu
: veıgado;
Massilienses
calug. --
Qui
ad
ora
.:
Padi agunt
!
eos variis nominibus pro magníludíne appellant
canestrellos
enim minimos
:
quo
.:
in canistriss ferre solent
,
grœcum vulgus
gillaros
nominal
;
alios quoque
bastardos,
medios ínler majores et minores
;
alios
letreganos,
caeterís paulo latíores
; boseguas
alios mediam magnitudinem inler letreganum et miesine sorlitos
. Bélon,
De aquat
., p. 2 ı 0.
Rondelet, après s’en être long-temps occupé et avoir consulté les pêcheurs, en distingua quatre, qui existent bien réellement dans la Méditerranée; mais il indiqua leur caractère d'une manière si vague, et en donna des figures si peu soignées, que Willughby ne cmt pas devoir en admettre les différences comme spécifiques1. Artedi, trop souvent écho fidèle de Willughby, et Linné, adhérant dbrdinaire aux idées d'Arted'r, adoptèrent cette opinion. Ce dernier réunit tous les muges de l'Europe sous le nom commun de
mugil cephalus
, et leur assigna même, tou}ours sur l'autorité de Willughby, suivie par Artedi2, un caractère sans exactitude, celui de cinq rayons à la premiere dorsale, qu’0n n'observerait peut-être pas dans un individu sur cinquante, et dont nous n'avons rencontré dans toutes nos recherches qu'un seul exemple, et encore accidentel. L'excellente description de M. le prince de Musignagno confirme également ce fait, et enfin, ce qui prouve que ce nombre cinq est tout-à-fait accidentel, dest que l'auteur dont nous invoquons ici le témoignage, l’a observe’ sur le céphale, tandis que dest le
mugil capito
seul qui nous a offert cet exemple.
l. Willughby, p. 276.
2. Cependant Artedi s’exprime ainsi,
Descr
.
sp
.
pin
., p. 72
prior
(
puma dorsalis
)
aculcorum
quinque,
inlerdum quatuor
. Il n'est donc pas aussi inexact quc Willugbby.
Cependant l'autorité de Linné prévalut, et pendant très-long-temps les naturalistes n’0nt placé dans leurs méthodes, comme espèce de nos mers, que ce seul
mugil cephalus
avec ses prétendus cinq rayons dorsaux, en lui opposant le
mugil albula
de l'Amérique septentrionale, distingué de l'autre parce qu'il n'en aurait que quatre.‘
Cetti 2, en 1 778, reprodulsit l'idée de quatre espèces que les pêcheurs de Naples lui avaient montrées le
cefalo
, qui est plus grand et a la tête plus grosse; l'ozzone, qui a la tête plus aigue et ne fait qu'un saut vertical, la
tumula
ou
lissa
, quı tourne en l’air en sautant, et la
concadita
, qui atteint à plus de deux livres et faıt plusieurs sauts obliques, 'comme ces pierres auxquels les enfans font faire des rıcochets.
i
. Brünnich, dès 1768, avait déjà remarqué (
Pisa
.
massíl
., p. 81) que les muges de la Méditerranée n’ont que quatre rayons à la première dorsale; maıs ce qui est plus curieux, dest que Linné lui-même, dans le deuxiéme tome du Musée d' AdolpheFréderic, 104, après avoir inscrit en tête de l'article du
mugíl p. cephalus
le caractère
radiis pinnœ dorsalis prioris quinque
, dit dans le de la description
pinna dorsalís anterior radíis corps quatuor spínosis
,
tribus primis basi approximatis
, ce qui est parfaitement exact.
2. Cetti,
Storia nat
.
di Sardeg
., III, 196.
Les pêcheurs de Gênes, ajoute-t-il, lui en firent voir trois espèces ° le
noir
, la
grosse tête
et le
sauteur
; maıs il avoue que ni pour les uns ni pour les autres il n’a pu découvrir de caractères.
Feu M. De Laroche, en 1809, en distingua deux à Iviça et en fit représenter les têtes dans les Annales du muséum d'histoire naturelle, t. XIII, le premier, pl. 20, fig. 4, nommé à Iviça
mugel
, est notre céphale, le second, pl. at, fig. 7, nommé
lisa
, est notre muge à grosses lèvres. M. De Laroche n'en fait que des variétés du
mugil cephalus
.
M. Risso, instruit par les pêcheurs de Nice, en a indiqué quatre espèces et deux variétés‘, qu’il a ensuite érıgées en espèces 2, et a essayé de les caractériser; mais ses différences, prises des nuances de couleurs d'aille urs fort semblables, ou de quelques autres traits peu sensibles, n'auraient peut-être 'pas convaincu les naturalistes plus que n’avalent fait les observations antérieures de Rondelet.
M. Rafinesque3 se borne à rappeler les noms déjà employés par Iauteur de Montpellier, mais ne considère les poissons qui les portent, que comme des variétés d'une espèce unique.
l. Ichthyol. de Nice, p. 343 et suiv. 2. Deuxième édit., p. 588 et suiv. 3.
Indíce d'Itlíol
.
sícíl
., p. 56.
J e trouve dans un prodrome d'observations ichtliyologiques de M. del Nardo, imprimées dans l’Isls de M. Oken 1, que les pêcheurs de Chıoggıa distinguem cinq sortes de muges, dont M. del Nardo ne fait non plus que des varlétés. Une partie de leurs noms:
cievoli
,
botoli
,
canestri
,
cortegano
,
boreghe
,
vergelate
, rentre dans ceux que Bélon avait déjà mentıonnés. Le
cıevolo
, dit l'auteur, est 1è premier de ceux de Laroche, le
buosega
son second; par conséquent notre céphale et notre muge à grosses lèvres.
M. de Martens2 rapporte aussı à peu près les mêmes noms, et attribue les differences à Pâge; les plus petits, jusqu'à un empan, ditil, se nomment
bottolo
, un peu pl us grands, on les appelle
caostello
,
verzelata
et
destregan
;; au P poids d'une livre 7,
ceolo
ou
cievolo
; enfin, depuis deux livres jusqu'à quatorze, qui est la plus grande masse qu'ils acquièrent, bo -
sega
et
volpina
. Ces noms, ajoute-t-il, sont déjà anciens une charte du quinzième siècle parle des
cefalis
,
listriganis
. et
verzellatís
.
_
Si nous avons eu plus de succès dans la recherche de caractères posıtıfs et vraiment spécífiques, nous l’avons dû d’abord au zèle généreux de M. Savigny, qui a recueilli et déposé au Cabinet du Boi une collection des poissons de la Méditerranée, non moins remarquable parle nombre des objets, que par les soins éclairés que ce savant naturaliste a mis à les choisir.
l TomeXX, p. 473 et suiv. ‘Z. Voyage å Venise, t. II, 413- p.
Pour ce qui concerne les muges en particulier, il a consulté personnellement M. Risso, afin de bien s'assurer qu’il possédait les mêmes espèces. Nous avons] oint à cette collection des individus que M. Cuvier avait recueillis lui-même autrefois en Italie; ceux que M. Delalande nous avait apportés de Marseille; ceux que M. Banon nous a envoyés de Toulon; ceux que M. Biberon nous a récemment apportés de Sicile. Nous leur avons comparé les difïérens muges que Yon vend sur le marché de Paris, et ceux qui se pêchent sur quel- l ques-unes de nos côtes de l`Océan, notamment sur celles de Picardie 7, 0ù M. Baillon ° nous les a recueillis, et sur celles de YAunıs, d'ou elles nous ont été envoyées par M. d’Orbigny. C' est ainsi que nous avons pu assigner avec précision les nuances légères de forme qui en marquent la séparation, et qui ne laisseront plus désormais de doute que les seules mers de France en possèdent jusquà six ou sept espèces parfaitement distinctes.
Cest un extrait de ce grand travail qui a été publié par M. Cuvier dans la seconde édition du Règne animal. Il y détermine, par des caractères très-précis, les six espèces de muges les plus abondantes dans la Méditerranée et les plus faciles à reconnaître; aussi les naturalistes qui ont écrit après s'être éclairés par ces travaux, ont-ils tous admis nos déterminations.
M. le prince de Musignagno1, qui a parfaitement bien représenté toutes nos espèces de la Méditerranée, a fort bien su les reconnaître d'après notre nomenclature et a en quelque sorte justifié l'exactitude de caractères. Nous citerons tout à l°heure les travaux de MM. Nilson et Yarell quand nous traiterons des muges de l'Ocean.
Ce qui est singulier, c'est que dans les longues descriptions qu'Artedi, Brunnich, Pennant, Bloch, Pallas, etc., ont données de leurs muges, et même dans leurs figures, ils se sont tellement attachés aux caractères communs et génériques, et ont fait si peu d'attentlon aux détails, d'où l'on tire les différences spécifiques, qu’il est à peu près impossible aujourdhui de savoir quelle espèce chacun d’eux avait sous les yeux.
l
.
Iconogr
.
della fauna ital
.
Un mot de Linné me fait croire cependant que le sien n'était pas le vrai céphale; il dit dans le caractère générique '
denticulus inflexus supra sinus oris
, expression que Shaw a changée en
callus
, et quı ne peut se rapporter qu'à cette extrémité recourbée du maxillaire, qui paraît en arrière de la commissure dans plusieurs espèces, mais que justement on ne voit pas dans celle-là.
D'ailleurs Linné a travaillé sur l'ichthyologie en grande partie d'après les matériaux d`Artedl, et celuı-cı dit positivement dans la longue description du
Mugil cephalus
,
oculi... nulla cute communi tecti
. expression qu'il n'aurait certainement pas employée s’il eût examiné ' les yeux du ll. vrai céphale.
Nous allons donc essayer de suppléer à cette mattention. mais pour le faire avec méthode, nous décrirons dabord comparativement les muges de la Méditerranée; nous tâcherons de les rapporter aux indications qu'en ont données les anciens; nous constaterons ce qu’il y a de plus certain sur leurs habıtudes et sur leurs propriétés; passant ensuite sur les côtes de l'Océan, nous reconnaîtrons ceux d'entre eux qui y existent aussi, et nous donnerons la description de ceux qui sont propres à cette mer. C’ est alors seulement que nous pourrons avec succès nous transporter dans les parages plus éloignés, et y signaler soit nos espèces lorsque nous les y rencontrerons, soit les espèces plus ou moins différentes que la nature y produit.